DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

vendredi 31 juillet 2009

P. 152. Sous Verdun avec Maurice Genevoix (1)

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Maurice Genevoix, Ceux de 14 - Sous Verdun, Nuits de guerre, La Boue, Les Eparges, Jeanne Robelin, La Joie, La Mort de près -, omnibus, 1998, 1089 p.

Si vous rencontrez un motard plus blanc que rouge, avec partout sur son engin mais là où la sécurité le permet, des bouquins de ma bibliothèque : c'est lui. Après le Chemin des Dames et le fantôme d'Yves Gibeau (P. 122), Noël Desmons a enfourché son cheval de fer pour tenter de retrouver les traces de Maurice Genevoix. Avec pour guide, Sous Verdun, le premier volume de Ceux de 14. Les paysages d'Argonne comme dans ceux des Eparges ne les ont pas effacées, ces traces. Que du contraire. (1)
Noël :
- "Parfois, on sent que l'on met ses pas dans les leurs, ceux des poilus, et c'est incroyable ce qu'ils ont été obligés de parcourir à pied les premiers mois de la guerre.
Ces écrits restent d'actualité, ils n'ont pas pris une ride. Ils comptent parmi les meilleurs. C'est profondément humain. Voici la guerre des hommes et non des propagandes. A relire encore et encore !"

Illustrations de :
Sous Verdun, 25 août 1914 - 9 octobre 1914.

Chemin sous Verdun (Ph. : Noël Desmons / DR).

Maurice Genevoix (2), jeudi 3 septembre 1914 :

- "Nous marchons, chassés en avant par une poussée inouïe dont j'éprouve seulement alors la sensation nette. Nous sommes courageux et nous voulons bien faire ; mais où sont nos canons qui feraient taire ceux-là ? (...)

Nous marchons sur une route poudreuse, la gorge sèche, les pieds douloureux (...). Un cheval blanc qui agonise soulève lentement la tête et nous regarde passer. Un sergent le tue net, à bout portant, d'une balle en plein front : la tête retombe, pesante, et les flancs tressaillent d'un dernier soubresaut.
La chaleur croît toujours ; les traînards jalonnent la route, affalés sur l'herbe (...).
On transpire comme dans une étuve. Je n'ai plus de salive, j'ai la fièvre. Lorsque nous arrivons à Brocourt, des lueurs dansent dans mes yeux, mes oreilles bourdonnent. Je me laisse dégringoler sur un tas d'herbes, les membres rompus, le crâne vide."
(P. 32) (3)

Sommaisne (Ph. : Noël Desmons / DR).

Dimanche 6 septembre 1914 :

- "Les ordres, bon Dieu, les ordres ! Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi nous laisse-t-on là ? Je me lève décidément. Il faut que je sache ce que font les Boches, où ils sont à présent. Je gravis la pente douce, sautant d'un tas de gerbes à un autre, jusqu'à voir par-dessus la crête : là-bas, à quatre ou cinq cents mètres, il y a des uniformes gris verdâtre, dont la teinte se confond avec celle des champs. Il me faut toute mon attention pour les discerner. Mais, par deux fois, j'en ai vu qui couraient une seconde.
Presque sur leur ligne, loin à droite, un groupe d'uniformes français autour d'une mitrailleuse qui pétarade à triple vitesse. Je vais placer mes hommes ici ; ça n'est pas loin, et au moins ils tireront.
Comme je redescends, un sifflement d'obus m'entre dans l'oreille : il tombe vers la 8e dont la ligne se rompt un court espace, puis se renoue presque aussitôt. Un autre sifflement, un autre, un autre : c'est le bombardement. Tout dégringole exactement sur nous.
"Oh !..." Dix hommes ont crié ensemble. Une marmite vient d'éclater dans la section du Saint-Maixentais (4). Et lui, je l'ai vu, nettement vu, recfevoir l'obus en plein corps. Son képi a volé, un pan de capote, un bras. Il y a par terre une masse informe, blanche et rouge, un corps presqued nu, écrabouillé. Les hommes, sans chef, s'éparpillent.
Mais il me semble... Est-ce que notre gauche ne se replie pas ? Cela gagne vers nous, très vite. Je vois des soldats qui courent vers Sommaisne, sous les obus. Chaque marmite en tombant fait un grand vide autour d'elle, dispersant les hommes comme on disperse, en soufflant, la poussière."
(P. 39).

Entre Rembercourt et Vaux-Marie, axe de l'assaut allemand du 10 septembre (Ph. : Noël Desmons / DR).

Jeudi 10 septembre 1914 :

- "Hurra ! Hurra ! Vorwärts !"
Combien de milliers de soldats hurlent à la fois ? La terre frémit du martèlement des bottes. Nous allons être atteints, piétinés, broyés. Nous sommes soixante à peine ; notre ligne s'étend sur un seul rang de profondeur : nous ne pourrons pas résister à la pression de toutes ces rangées d'hommes qui foncent sur nous comme un troupeau de buffles.
"Feu à répétition ! Feu !"
A mes oreilles, des détonations innombrables crèvent l'air, en même temps que de brefs jets de flammes hachent les ténèbres. Tous les fusils de la section crachent ensemble.
Et puis je vois un grand vide se creuser autour de la masse hurlante. J'entends des bramées d'agonie, comme des bêtes frappées à mort. Les silhouettes noires fuient vers la droite et la gauche, comme si, devant ma tranchée, sur toute sa longueur, un ouragan soufflait dont la violence terrible renverserait les hommes à terre, ainsi que le fait un vent d'orage les épis."
{Le jour n'est toujours pas levé et la tranchée de Genevoix reste seule à tenir. Débordé à droite comme à gauche, il donne l'ordre de tenter de rejoindre un bataillon de chasseurs à l'arrière. S'ensuit une course éperdue au milieu des Allemands qui ne cessent de progresser}.
- "Je me suis mis à courir vers les chasseurs. Devant moi, autour de moi, des ombres rapides ; et toujours les mêmes cris : "Hurra ! Vorwärts !"
Je suis entouré de Boches ; il est impossible que j'échappe, isolé ainsi de tous les nôtres. Pourtant, je serre dans ma main le crosse de mon revolver : nous verrons bien.
J'ai buté dans quelque chose de mou et résistant qui m'a fait piquer du nez ; peu s'en est fallu que je ne me sois aplati dans la boue. C'est un cadavre allemand. Le casque du mort a roulé près de lui. Et voici qu'une idée brusquement me traverse : je prends ce casque, le mets sur ma tête, en passant la jugulaire sous le menton parce que la coiffure est trop petite pour moi et tomberait.
Course forcenée vers les lignes des chasseurs ; je dépasse vite les groupes de Boches, qui flottent encore, disloqués par notre fusillade de tout à l'heure. Et comme les Boches, je crie : "Hurra ! Vorwärts !"(...).
Déjà il n'y a plus de braillards à voix rauque. Ils doivent se reformer avant de repartir à l'assaut. Alors je jette mon casque, et remets mon képi (5) que j'ai gardé dans ma main gauche.
Pourtant, avant de rallier les chasseurs, j'ai rattrapé encore trois fantassins allemands isolés. Et à chacun, courant derrière lui du même pas, j'ai tiré une balle de revolver dans la tête ou dans le dos. ils se sont effondrés avec le même cri étranglé." (6)
(PP. 48-51).

Gravée dans le marbre, mémoire des combats menés notamment par le 106e Régiment d'infanterie, celui de M. Genevoix (Ph. : Noël Desmons / DR).

Jeudi 10 septembre 1914 (suite) :

- "Dix hommes, sur l'ordre que je chuchote, silencieusement font face vers la droite. Les Allemands se sont arrêtés, hésitants, désemparés ; ils font un groupe sombre, figé dans une immobilité qu'on sent vivante.
"Feu !"
Une rafale brutale, et tout de suite des cris, de souffrance, de terreur :
"Kamerad ! Kamerad !"
Il n'en reste que deux, qu'on pousse vers moi. Le plus jeune se jette sur mes mains, qu'il couvre de larmes et de salive. Il me parle, à mots précipités, d'une pauvre voix que brise l'angoisse de la mort certaine :
"Je ne suis pas prussien ; je suis souabe. Les Souabes (7) ne vous ont jamais fait de mal. Les Souabes ne voulaient pas la guerre."
Ses yeux s'attachent aux miens, regard de supplication éperdue.
"J'ai donné à boire à des Français blessés. Mes camarades aussi : voilà ce que font les Souabes."
(...).
L'autre passe de mains en mains, dévisagé, palpé comme un phénomène : nous n'avions pas fait encore de prisonniers. Mes hommes sont curieux et goguenards.
(...).
Pendant une courte accalmie, j'entends une musique bizarre, aigre, à rythme lent. Ce sont des sonneries allemandes qui se répondent de proche en proche, par toutes les lignes. Je demande à mon électricien :
"Qu'est-ce que c'est ?"
Il tend le cou, arrondit la main au-dessus de l'oreille, et dit :
"Halt !"
Et en effet, peu à peu, le roulement continu de la fusillade se brise ; il y a encore des sursauts violents ; puis c'est le calme, presque le calme."
(PP. 52-53).

NOTES :

(1) L'itinéraire suivi par Noël Desmons sera porté en détail sur le dernier billet de cette série.
(2) Maurice Genevoix est lieutenant au 106e Régiment d'infanterie.
(3) La pagination est celle du volume publié par omnibus.
Hachette proposa une première édition - censurée - dès avril 1916. Une seconde édition rétablissant les passages taillés en pièces, date de janvier 1925 chez Flammarion.
(4) Ce Saint-Maixantais s'appelait Boidin.
(5) Si les Allemands portent non seulement des uniformes aux couleurs se fondant dans les paysages mais encore ont la tête protégée par un casque, le pantalon garance désigne de loin l'infanterie de ligne française qui doit alors se contenter de képis.
(6) De la main de Maurice Genevoix, cette note en bas de page :
- "Lors d'une réimpression de ce livre, j'avais supprimé ce passage (...). Je le rétablis aujourd'hui, tenant pour un manque d'honnêteté l'omission volontaire d'un des épisodes de guerre qui m'ont le plus profondément secoué et qui ont marqué ma mémoire d'une empreinte jamais effacée."
(7) La Souabe se situe au nord de la Bavière.



mercredi 29 juillet 2009

P. 151. Plus une voix pour évoquer Passchendaele

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Harry Patch à Passchendaele (DR).

Harry Patch ne dénoncera plus ce "crime organisé" : 1914-1918.

A l'âge de 111 ans, Harry Patch, le dernier Anglais monté au front de la Première guerre mondiale, vient de s'éteindre. Il pataugea dans les tranchées sanglantes de Passchendaele pour en revenir porteur d'une mémoire que nul ne pouvait lui contester et définitivement aux antipodes des discours grandiloquents et va-t-en guerre :
- "Il est important de se souvenir du conflit, des deux côtés. Quel que soit l'uniforme porté, on a tous été des victimes".

Communiqué de presse :

- " Harry Patch était le dernier Britannique à avoir combattu pendant la guerre de 1914-18. Mais il ne sera pas resté longtemps seul survivant : l'autre rescapé britannique de ce conflit, Henry Allingham, qui était le doyen de l'humanité, est mort la semaine dernière à l'âge de 113 ans.
Né en 1898 dans le sud-ouest de l'Angleterre, Harry Patch a été appelé sous les drapeaux en 1916, alors qu'il était apprenti plombier. Incorporé dans un régiment d'infanterie, il a servi comme mitrailleur dans les tranchées.
Il a été grièvement blessé le 22 septembre 1917 lors d'une des plus sanglantes batailles de la "Der des Der", à Passchendaele, près d'Ypres, en Belgique, et a perdu trois de ses meilleurs amis tués par l'explosion d'un obus. Après la guerre, en 1918, Harry Patch a repris son métier de plombier, s'est marié trois fois, a eu deux fils - tous décédés avant lui. Puis il n'a plus parlé de la guerre pendant très longtemps, attendant l'âge de 100 ans pour témoigner.
"Celui qui affirme qu'il n'avait pas peur dans les tranchées est un sacré menteur : on avait peur tout le temps", expliquait-il dans un livre co-écrit avec l'historien Richard van Emden, "Le dernier tommy combattant". "Tommy" était le surnom familier donné aux soldats britanniques de la première guerre mondiale.
Lors de la commémoration de 2007, Harry Patch s'était dit très ému de "représenter une génération entière. Aujourd'hui, ceci n'est pas pour moi. C'est pour les innombrables millions qui ne sont pas rentrés chez eux. Ce sont eux les héros. Il est important que nous nous souvenions de ceux qui ont perdu la vie, dans les deux camps", avait-il alors déclaré."

La bataille de Passchendaele se déroula du 30 octobre au 11 novembre 1917. Ces lieux devinrent synonymes d'une horreur absolue soit plus d'un demi-million de blessés et de morts en des espaces géographique et temps si restreints :
- 243.000 Britanniques,
- 220.000 Allemands.

Avec leur humour inoxydable, les Britanniques avaient baptisé Passchendaele : "Passiondale". Une Vallée de la Passion où seuls les cimetières restèrent vainqueurs dans des paysages hallucinants.

Restes de tranchées britanniques à Passchendaele (DR).

J. W. Tailor, lieutenant d'artillerie :

- "Des torrents d’eau tombaient du ciel. Il est difficile de décrire à quel point le champ s’est transformé en une mer de boue. Un véritable océan […].
L’idée de se noyer dans cette horrible nappe... c’est une idée affreuse. Toute personne préfèrerait encore être tuée par balles et ne rien savoir."
Cité par Lyn MacDonald, They Called It Passchendaele, Londres, 1979, p. 186.

Passchendaele métamorphosé en océan de boue (DR).

Charles Macintosh, soldat de 2e classe :

- "Le chemin fut presque coupé par l’ennemi. On donna l’ordre aux hommes de se débrouiller seuls, et le soldat de deuxième classe Macintosh et moi-même nous retrouvâmes ainsi à l’abri du même trou d’obus.
Nous décidâmes de courir et je vis alors le soldat de deuxième classe Macintosh être blessé aux intestins et retomber dans le trou d’obus que nous venions de quitter. Les Allemands étaient presque sur nous, et je n’avais d’autre option que de continuer.
Je fus le seul survivant de mon escouade. L’officier fut tué."
Fichier du Bureau des blessés et disparus de la Croix Rouge australienne.

Prisonniers allemands réquisitionnés pour le transport de blessés et de cadavres. Photo prise à Passchendaele (DR).

Frank Hurley, capitaine :

- "Je remarquai une scène terrible : une escouade de dix hommes environ du régiment des télécommunications, tous déchiquetés.
Sous un talus relativement abrité gisaient un groupe d’hommes morts. A côté d’eux, dans de petits recoins creusés, étaient assis quelques vivants, mais si émaciés par la fatigue et les commotions qu’il était dur de faire la différence. Et pourtant, cet endroit n’était que l’un des nombreux chemins vers l’enfer que l’on voit ici, et qui sont si semés d’horreur que l’on ne peut que dire, « le pauvre gars, qu’est-ce qu’il a pris », ou ne rien dire du tout."
Journal, 12 octobre 1917.

Passchendaele : tombes provisoires (DR).

Cette bataille infernale laisse derrière elle le plus grand cimetière militaire britannique sur le Continent : 11.956 tombes mais encore 34.957 noms de soldats disparus !
Il porte le nom de Tyne Cot lequel trouve son origine sur les cartes d'état-major de 1917. Une tradition voulait alors que les lieux de combats reçoivent des noms évoquant l'Angleterre :
- Tyne = une rivière du Nord de l'île et d'où nombre des morts et disparus étaient originaires,
- Cot = abréviation de cottage.

Le Tyne Cot British Cemetery en 1924 et aujourd'hui (Mont. JEA / DR).

Reviennent en mémoire les vers des Flanders fields...

John McCrae (1872-1918) :

- "In Flanders fields the poppies blow
Between the crosses row on row,
That mark our place; and in the sky
The larks, still bravely singing, fly
Scarce heard amid the guns below.

We are the Dead.

Short days ago
We lived, felt dawn, saw sunset glow,
Loved and were loved, and now we lie
In Flanders fields.

Take up our quarrel with the foe :

To you from failing hands we throw
The torch; be yours to hold it high.
If ye break faith with us who die
We shall not sleep, though poppies grow
In Flanders fields.

Dans les champs de Flandres les coquelicots
Sont parsemés de ci de là
Auprès des croix; et dans l'espace
Les alouettes devenues lasses
Mêlent leurs chants au sifflement ds obusiers.

Nous sommes morts,

Nous qui songions la veille encore
À nos parents, à nos amis,
C'est nous qui reposons ici,
Au champ d'honneur.

À vous jeunes désabusés,
À vous de porter l'oriflamme
Et de garder au fond de l'âme
Le goût de vivre en liberté.
Acceptez le défi, sinon
Les coquelicots se faneront
Sur les champs de Flandres."

Poème écrit au front, le 3 mai 1915.

Langemark : Flanders Fields sur le monument du cimetière allemand (Photos : Noël Desmons, 2006. Montage JEA / DR).

Equivalent, si l'on ose écrire, de Tyne Cot, le Deutscher Soldatenfriedhof de Langemark abrite les corps de 10.143 soldats. Les restes de 24.917 de leurs camarades sont ensevelis, eux, dans une fosse commune.
En 2006, Noël Desmons en ramena les trois photos réunies ci-avant : le poème de John McCrae déposé là pour toutes ces victimes, du côté allemand des tranchées. Ce geste symbolique fut signé par des élèves et professeurs du collège de Dercham Neatherd.
En haut, à droite : quatre soldats sculptés par Emil Krieger.

lundi 27 juillet 2009

P. 150. 31 juillet 1839 : Léonie d'Aunet

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Vincent Fournier, Le Voyage en Scandinavie, Anthologie de Voyageurs, 1627-1914, Coll. Bouquins, Robert Laffont, 2001, 792 p.
Les extraits cités ici se réfèrent à la pagination de ce volume.

En cette fin juillet, il y a comme des caps malaisés à franchir par des blogs qui me sont chers. Avec des rugissants, des pots au noir ou des mers des sargasses. Brel le chantait depuis les Marquises : "gémir n'est pas de mise". Alors cette page non pour tenter vainement d'effacer les couleurs des douleurs mais pour dire autrement ma sympathie. En invitant à remonter le temps jusqu'en 1839. Et voir le baromètre passer d'un soleil incendiaire volontaire ou d'ondées sans une goutte d'imagination vers des hectopascals plus dépaysants. En avant toute vers le Nord.

Dans son Anthologie de Voyageurs en Scandinavie, Vincent Fournier a forcément retenu la figure exceptionnelle et la plume de Léonie d'Aunet (1820-1871). Elle va se prêter de bonne grâce au rôle de guide pour cette page.
"Forcément retenu", car cette épouse du peintre François Biard (1) l'a accompagné, alors qu'elle n'avait que 19 ans, pour un voyage scientifique vers le Spitzberg, la Laponie, la Suède du Nord... En 1839, voilà qui ne s'inscrivait pas dans la plus plate des banalités. Publié en 1854, son récit connaîtra d'ailleurs des rééditions régulières jusqu'en 1999 (2). Même si pour d'aucuns, la célébrité de Léonie d'Aunet tient plus à ses amours avec Victor Hugo qu'à son écriture. Il y a toujours des gens pour préférer les trous de serrure aux bibliothèques débordant de livres.

Voyage de Léonie d'Aunet au Spitzberg.

Portrait de couverture, Françoise Lapeyre, Léonie d'Aunet, J-C Lattès, 2005, 218 p.

31 juillet 1839 :

- "Le Spitzberg est une île plus au nord que le pays des Samoyèdes (3), que la Sibérie et que la Nouvelle-Zemble (4); c'est une île bien véritablement placée aux confins du monde; c'est un lieu étrange et peu connu en vérité : car, lorsque j'étais au Danemark et en Suède, plusieurs personnes, ayant entendu dire que j'allais au Spitzberg, me demandèrent si je comptais réellement monter jusqu'au sommet du Spitzberg. Le mot Spitzberg, qui signifie montagne pointue, les avait induites en erreur, et elles imitaient en cette circonstance le singe de La Fontaine, prenant le nom d'un port pour le nom d'un homme.
Si peu connu qu'il soit, le Spitzberg a un maître; il appartient à l'empereur de Russie, qui n'a pas encore imaginé d'en faire une succursale de la Sibérie. Ce serait du reste clémence; là, on serait sûr de mourir dès le premier hiver. En novembre, le mercure gèle, on casse l'eau de vie à coups de hache, et on peut constater de 45 à 50 °C de froid."
(P. 303).

C'est terrible et magnifique.

- "On se représente, n'est-ce pas, ce lieu, où tout est froid et inerte, enveloppé d'un silence profond et lugubre ? Eh bien ! c'est tout le contraire qu'il faut se figurer; rien ne peut rendre le formidable tumulte d'un jour de dégel au Spitzberg.
La mer, hérissée de glaces aiguës, clapote bruyamment; les pics élevés de la côte glissent, se détachent et tombent dans le golfe avec un fracas épouvantable; les montagnes craquent et se fendent; les vagues se brisent, furieuses, contre les caps de granit; les îles de glace, en se désorganisant, produisent des pétillements semblables à des décharges de mousqueterie; le vent soulève des tourbillons de neige avec de rauques mugissements : c'est terrible et magnifique; on croit entendre le choeur des abîmes du vieux monde préludant à un nouveau chaos."
(PP 304-305).

Cette petite dame.

- "{Le maître d'équipage} On a peut-être eu tort d'embarquer cette petite dame, mais c'est pour elle que ça peut être malheureux; pour nous, c'est très heureux, et plus heureux, si nous hivernons dans ce chien de pays, que si nous nous en tirons.
- Comment cela ? dirent les matelots.
- C'est bien simple; je vais vous l'expliquer. Elle est faible, elle est délicate, n'est-ce pas ? Tant mieux ! Ce serait elle qui partirait la première si on était pris ? Tant mieux encore. Tout ça, c'est autant de raisons pour nous la rendre précieuse. Le plus dangereux des hivernages, voyez-vous, le plus difficile à éviter, c'est la démoralisation de l'équipage (...). Eh bien ! nous autres, ici, nous n'aurions rien à craindre de cette démoralisation si nous parvenions à conserver la vie de la jeune femme; on dirait aux hommes qui molliraient : "Allons donc, n'avez-vous pas honte ? Le froid n'est pas encore trop dur, vous voyez bien, puisque cette femme le supporte." Et, je vous dis, il faudrait tout faire pour conserver la vie de la petite dame; sa présence au milieu de nous serait le courage et la santé de l'équipage..."
(P. 308).

Morses. Détail de gravure signée Gauchard.

Touche pas à mon morse.

- "Le morse n'est pas féroce et n'attaque pas l'homme, mais il se défend avec un indomptable courage. On me raconta à Hammerfest que des pêcheurs, ayant découvert un petit morse dans une caverne au bord de la mer, s'en emparèrent et le mirent dans leur bateau; le père et la mère morses, furieux de ne plus retrouver leur petit, poursuivirent l'embarcation, et l'un d'eux, s'étant accroché au bateau avec ses formidables défenses, le fit tellement pencher, qu'un des pêcheurs glissa dans la mer; le morse se jeta sur lui avec fureur, et il fut impossible aux autres pêcheurs de sauver leur compagnon."
(P. 312).

Puis la Laponie norvégienne.

- "La Laponie n'a que deux aspects : les plaines pierreuses et les plaines boueuses. Quand on traverse les premières, si le soleil vient un moment à percer les nuages, l'immensité de l'horizon, l'aridité du sol, la teinte roussâtre des broussailles, les font ressembler au grand désert; ainsi le proverbe a raison : les extrêmes se touchent. Ce qui est inimaginable, c'est la quantité de torrents, de rivières, d'étangs, de lacs, de mares, de ruisseaux, qui coupent le pays en tous sens; si un jour le niveau de toutes ces eaux montait un peu, la Laponie ne serait plus qu'un lac de cent cinquante lieues carrées. Ce pays a dû être témoin d'étranges bouleversements, de cataclysmes violents."
(P. 316).

Rennes.

- "Une discussion entamée entre notre domestique et un vieux Lapon, passant avec difficulté par l'interprète finlandais, menaçait de ne pas arriver à bonne fin. François {son mari} épuisait la rhétorique norvégienne, qu'il appuyait d'un répertoire de gestes expressifs; le vieux Lapon, sorte de patriarche tanné, vêtu de guenilles impossibles, levait à chaque mot les bras au ciel et criait comme un sourd, afin de faire mieux comprendre son langage (...). Il s'agissait d'un jeune renne; François le voulait acheter pour notre garde-manger; le vieux refusait de le vendre. On en fut pour ses cris, rien ne put décider le viel entêté à nous livrer un renne; le tout à la grande tristesse de nos estomacs, déjà réjouis à la perspective d'un bon quartier de venaison remplaçant nos monotones conserves (...). On parle rennes à propos de Lapons, comme on parle chameaux s'il s'agit d'Arabes. Il est en effet difficile de séparer ces précieux animaux du peuple auquel ils rendent des services si nombreux. Le renne est assurément plus indispensable au Lapon que le chameau ne peut l'être à l'Arabe; sans lui, tout un peuple mourrait de faim, cela est péremptoire."
(PP 317-318).

Détail de Vue de l'Océan Glacial, pêche aux morses par les Groënlandais, (1840), François Briard, Château-Musée de Dieppe.

NOTES :

(1) François Auguste Briard (1799-1882). A notamment peint l'abolution de l'esclavage par la République.
(2) Léonie d'Aunet, Voyage d'une femme au Spitzberg, Actes Sud, 1999, 329 p.
(3) Région de Sibérie avec une population homonyme de semi-nomades.
(4) Archipel de l'Océan arctique.

samedi 25 juillet 2009

P. 149. Le cinéma qui ne sera pas d'ici

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Sur l'écran de ce blog sont projetés quelques films nostalgies. Mais encore l'un ou l'autre longs métrages promis à la confidentialité, non par choix de réalisateurs masochistes mais en conséquence des lois d'un marché décrétant que le cinéma n'est jamais que le 7e lard. Ici, tant, trop de ces films restent des OVNI : on les entend à peine évoquer et de très loin. Ils disparaissent ailleurs, ombres sans lendemains.

S'il avait obtenu une large diffusion, le "Portrait de groupe avec enfants et motocyclettes" ne m'aurait sans doute pas incité à affronter plus de 40 km de routes surchargées pour trouver enfin une salle obscure où le découvrir. Ceci dit sans agressivité. Mais son réalisateur, Pierre-William Glenn a signé les images de "La Nuit américaine", et, à ce titre, appartient - du moins à mon estime - au cercle trop restreint des bienfaiteurs de l'humanité. Ensuite, ce "Portrait..." ne parviendra sans doute jamais à se faufiler jusqu'à un cinéma ardennais. D'où cette page anti-commerciale.

Pierre-William Glenn :
Portrait de groupe avec enfants et motocyclettes

Synopsis :

- "La vie, les espoirs, les contes d'une promotion d'élèves enfants pilotes de 8 à 14 ans de course motocycliste".

Pierre-William Glenn :

- "Je vais rencontrer des jeunes filles, pilotes de moto, qui vont briser un tabou dans une école d’apprentissage à la moto de course et je vais en apprendre un peu plus sur moi-même.
Une année qui parle du temps qui passe, du cinéma que toujours le mouvement anime, de ces grands, champions ou acteurs d’hier et d’aujourd’hui, qui restent vivants, pour toujours, comme les Indiens d’Amérique."

Interview de Pierre-William Glenn.

François Barrois :

- "Toute une saison durant, le réalisateur a suivi les petits pilotes et leurs familles dans leur vie quotidienne. Plus qu’un simple documentaire sur la course à moto, Willie présente ici une galerie de portraits intimiste et touchante, entremêlée d’interviews de grands pilotes, d’images d’archives et d’astucieuses mises-en-scène.
Perdus dans l’espace-temps, entre les mythiques années 1970 et « maintenant », nos jeunes pilotes (6 à 14 ans) deviennent tout aussi intrigants que les Rossi et Stoner, qu’ils vénèrent, et les Agostini et Rougerie, qui hantent l’histoire des circuits. Un tour de passe-passe émouvant, qui nous ramène tout droit dans les yeux de ces enfants, passionnés comme jamais, tout simplement..."
Motomag.com, 7 mai 2009

Gilles Jacob :

- "Vous pouvez vous vanter de m’avoir intéressé à la moto ce qui était rigoureusement impensable. 0 chance sur 100. Je pense que cela vient de l’extrême délicatesse et la grande sensibilité avec lesquelles vous avez montré ces fanatiques. En fait votre film ne raconte pas seulement la passion de la moto, il s’agit là bien plutôt d’un état d’esprit. Il ne s’agit pas seulement de sport ni de vitesse, il s’agit d’une espérance et d’une attitude dans la vie. Comment sortir de la banalité du quotidien. Et c’est ce qui est beau, ce qui me plait et qui dépasse de loin le simple documentaire sur un milieu donné."
Commeaucinéma.com

Bertrand Tavernier :

- "Aller d’un plan à l’autre, d’une scène à l’autre, d’une idée à l’autre en véhiculant avec soi des milliers, des millions de voyageurs. Sans déraper, sans chuter, sans s’égarer. Comme si la notion de temps, de trajet, de destination était au cœur de la mise en scène. Au cœur du cinéma. Je pensais à tout cela après avoir vu le film de Pierre William Glenn. Qui parle de tout cela. Avec pudeur et délicatesse. Et cela me faisait chaud au cœur."
Commeaucinéma.com


Image du documentaire dédié à Clint Eastwood.

Jean-Luc Douin :

- "Chef opérateur réputé (il a fait bénéficier de son talent des cinéastes comme Jacques Rivette, François Truffaut, Alain Corneau, Bertrand Tavernier, Joseph Losey, Maurice Pialat), actuel Président de la Commission Supérieure Technique des Industries du cinéma, Pierre-William Glenn est passionné par la motocyclette depuis 50 ans. Il a d'ailleurs déjà consacré deux films à cette passion : Le Cheval de fer (1974) et 23 heures 58 (1992).
Dédié à Clint Eastwood, cet attachant documentaire a été tourné dans une école d'initiation au pilotage de la moto de course pour enfants de 8 à 14 ans. Pour la plupart fils ou filles d'anciens pilotes, ces gamins sont filmés dans l'exercice de leur apprentissage mais aussi interrogés sur l'influence de leur environnement familial.
(…)
Nul besoin d'être accro à la moto pour goûter Portrait de groupe…., y être touché. Un homme de convictions y livre quelques principes. Savoir profiter de l'expérience des autres, comme John Whiteley aux côtés de Stewart Granger, son père d'adoption dans le Moonfleet de Fritz Lang. Rechercher sa vraie famille, celle que l'on se choisit, celle où l'on se sent bien. " Filmer ce qu'on a dans la tête ". Et s'interroger sur la prétendue incompatibilité entre féminité et sports mécaniques. Portrait de groupe…, vous verrez, n'est pas seulement un film d'hommes.
Le Monde, 21 juillet 2009.


La distance répétée des vagues. Image du film.

Libération :

- "Ce fan de sports mécaniques a filmé les mômes comme s'il capturait, tout en douceur, l'enfance de tous les héros de sa propre jeunesse. Il filme les tours de piste et les première gamelles de Thibaut, Allan ou Lucine comme s'il filmait les premiers pas de Marlon Brando ou d'Ava Gardner. Il regarde ces mômes avec la certitude affectueuse de celui qui sait qu'ils seront un jour les égaux des grands champions de sa jeunesse.
En cela, Pierre-William Glenn réussit l'étonnante prouesse de faire comprendre à ceux pour qui la moto restera à jamais un livre fermé, qu'ils passent à côté de quelque chose. Il réussit en outre à concrétiser sur un écran sa devise : "Les acteurs, les pilotes et les Indiens ne meurent jamais."
22 juillet 2009.


Bande annonce.

jeudi 23 juillet 2009

P. 148. Esquéhéries

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Sous la direction de Martine Plouvier, Sur une frontière de la France, la Thiérache, Aisne, Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, Association pour la généralisation de l'Inventaire régional en Picardie, 2003, 287 p.

Carte des églises fortifiées de Thiérache (p. 82).

70 églises fortifiées au centre et au sud-est de la Thiérache.

Pays tranformé en couloir militaire avec les processions répétées de massacres et de pillages, la Thiérache se protégea tant bien que mal. Au point que face aux Espagnols, aux guerres de religions et autres catastrophes non naturelles, 70 localités métamorphosèrent leur église en forteresse réduite. Calcaire blanc, grès mais surtout briques sont édifiés en donjons, en tours et tourelles d'angle, en échauguettes, pour des édifices certes religieux mais avec salles fortes, meurtrières, et autres bretèches...

Le guet y était assuré pour avertir des envahisseurs se répandant dans le paysage environnant. Puis l'église devenait refuge capable de soutenir un siège pour lequel on remarquera au passage l'absence de lieux d'aisance. Mais les bretèches n'étaient sans doute pas réservées aux manchots.

Ce patrimoine architectural appelle évidemment un programme et de restauration et de mise en valeur. Mais la crise économique, une politique culturelle bling-blig et le nombre d'églises remarquables dans un rayon aussi réduit, ne simplifient pas les problèmes. Certes, on traça des circuits "touristiques" et des "guides" prodiguent leurs conseils plus ou moins éclairés pour se faufiler en cette Thiérache originale. Mais nombre de ces édifices restent sur le carreau, si l'on peut transposer cette image du Nord minier jusqu'en Thiérache.

Sur ce blog, voici quelques édifices militaro-religieux restés à l'écart des publicités et des sentiers battus. Juste pour vos coups d'oeil. Sans perturber leur léthargie. Avec l'espoir également de ne pas vous lasser.

Esquéhéries : avec La Flamengerie, l'église fortifiée la plus au Nord de la Thiérache.

Esquéhéries.

A un peu moins de 5 km du Nouvion-en-Thiérache (N 43 : axe Le Cateau Cambrésis - La Capelle).
876 habitants essaimés sur une superficie de 16,2 km2.
Le village-rue s'étend du nord-ouest à l'est. il est traversé par le Noirrier et le Calvaire.

L'église occupe une petite éminence sur un axe ouest-est.
Deux autres édifices religieux et fortifiés se dressent à moins de 6 km au sud du village : à Leschelles et à Lavaqueresse.

Façade sud. Chaque angle de l'église est flanqué d'une tour. (Photo JEA/DR).

Façade avant, plein ouest. Remaniée en 1670 (Photo JEA / DR).

Sur la façade nord, des décors extérieurs en briques vernissées qui se détachent parmi les briques cuites. Même les grands spécialistes n'ont pas tranché doctement. Rien jusqu'à présent ne semble faire pencher le plateau de la balance pour des symboles religieux protecteurs ou vers des motifs uniquement décoratifs. Par contre une explication qui reposerait sur des marques ésotériques laissées par des équipes de maçon, ne semble pas tenir la route, du moins ici précisément, en Thiérache (Ph. JEA / DR).

Serrure de la tour d'angle avant, au nord du portail. A noter, sans tomber dans l'anachronisme, que Jean-Baptiste Godin est né à Equéhéries en 1827. Il accomplit un tour de France comme compagnon de la corporation des serruriers. Mais gagna la célébrité en fabriquant des poêles en fonte avec un succès tel qu'il créa de toutes pièces un "Familistère" à Guise. Tentative de patronat paternaliste certes, mais loin du libéralisme sauvage (Ph. JEA DR).

Tour nord arrière (Ph. JEA / DR).

mardi 21 juillet 2009

P. 147. 87e District : suite et fin.

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Ed McBain, 87e District, T. 9, omnibus, 2009, 1.202 p.

Un demi-siècle, pas une année de moins, pour la série du 87e District...

Voici une dizaine d'années, à la veille de séjours forcés - même s'ils s'autoproclamaient hospitaliers -, et donc préparant quelques valises de livres, je tombai sur un articulet publié bien à point par le Nouvel Observateur. L'auteur anonyme ne cachait pas son admiration pour Ed McBain. Renonçant à plonger dans les archives de cet hebdo, j'en restitue le sens : voilà un écrivain, et non un gratteur. Il s'est longuement immergé dans un commissariat de district, au point d'un devenir un subtil buvard. S'imprégnant des atmosphères, refusant le superficiel et l'artificiel, attentif à la complexité infinie et sans cesse renouvelée des relations humaines (surtout en moments de paroxismes)... Puis créant les "modules" dans les récits policiers, ces histoires dans l'histoire, "modules" qui, depuis, ont été amplement copiés et recopiés dans les séries télévisées.

Pour vous situer McBain, il suffit d'ajouter qu'il écrivit l'adaptation des "Oiseaux" dont Hitchcock tira d'ailleurs toute la couverture à lui...

Pour être sincère, j'ai totalement oublié les quelques lignes du Nouvel Observateur et cette reconstitution n'est qu'un prétexte à glisser ici mon avis. Mais l'essentiel, c'est le déclic provoqué par l'articulet en question. Lequel déclic se concrétisa par l'arrivée dans ma bibliothèque de 9 tomes rassemblant chacun 4 romans. Le premier : Du balai !, remonte à 1956. La somme se clôture en 2005 par Jouez violons, la plume tombant définitivement des mains de McBain en juillet de cette année-là.
Sans attendre de jouir à nouveau d'une immobilisation en bocal blanc, je rends grâce (in petto) aux éditions omnibus de publier enfin l'ultime Tome 9.
Non pas que le fanatisme des romans policiers me donne la fièvre. Sans prendre une mine de buveur de vinaigre, autant reconnaître que peu de ces romans de ce genre m'offrent des nuits blanches. Mais McBain est unique.

A titre de partage, voici quelques passages de Roman noir (Fats Ollie's Book), 2002, dans une traduction de Jacques Martinache. S'y croisent le meurtre d'un candidat maire, le vol du premier roman (Rapport au directeur) écrit par un inspecteur de première classe et raciste en diable (Ollie Weeks), ainsi qu'une vente massive de drogue.

Dans ce quartier :

- "Dans ce quartier, quand on entendait des coups de feu, on filait vite fait. Dans ce quartier, si l'on voyait quelqu'un courir, on savait que ce n'était pas pour prendre le bus. Le témoin ne courait pas. Il avait même du mal à garder l'équilibre et oscillait d'un pied sur l'autre. Dix heures du matin, ou quelque chose comme ça, il arrivait à peine à se tenir debout et il puait comme un alambic. Derrière lui, l'eau de pluie d'une gouttière se déversait sur une grille d'égout."
(P. 9).

Hé, toi, t'es flic ou portier ?

- "Quand Ollie Weeks regagna sa voiture, la vitre arrière droite était brisée et la portière grande ouverte. la serviette contenant Rapport au directeur avait disparu. Ollie se tourna vers l'uniforme le plus proche.
- Hé, toi, t'es flic ou portier ?
- Monsieur ?
- On a fracturé ma voiture et fauché mon livre. T'as vu quelque chose ou t'es resté là à te curer les naseaux ?
- Pardon ?
- Ils embauchent des sourds à la police, maintenant ? Excuse-moi : des malentendants.
- J'ai pour instruction de ne laisser entrer personne dans l'auditorium sans autorisation. On vient de tuer un conseiller municipal, vous savez.
- On vient de voler mon livre, oui !
- Désolé, monsieur. Mais vous pouvez aller à la bibliothèque en prendre un autre.
- Donne-moi ton matricule et ferme-la. T'as laissé quelqu'un vandaliser une voiture de police et piquer dedans un objet précieux.
- Je n'ai fait que suivre les ordres."
(PP 20-21).

Un fort accent hispanique :

- "A l'autre bout du fil, l'inspecteur avait un fort accent hispanique et Ollie le comprenait à peine. Il se demandait pourquoi ces gens n'apprenaient pas à parler anglais. Il se demandait aussi pourquoi chaque fois qu'on téléphonait à un cinéma pour s'enquérir du programme et des horaires, la personne qui répondait par un message enregistré avait appris l'anglais en Bulgarie. Il fallait rappeler deux, trois fois et réécouter le message parce qu'on n'arrivait pas à savoir si c'était Meg Ryan ou Tom Cruise qui jouait dans ce foutu film. Encore une de ces conneries de Programme pour l'égalité des chances (...). Mais c'est la première fois qu'Ollie se rendait compte que cette pratique s'était étendue aux services de police (...)
- Ecoutez, s'énerva-t-il, y a pas quelqu'un qui parle anglais, dans votre service ?
Le taré s'estima insulté et raccrocha.
Ollie rappela immédiatement.
Un autre type incapable d'aligner trois mots en anglais répondit.
- Qu'est-ce qui se passe ? grogna le Gros. Castro a envahi les Etats-Unis ?"
(PP. 56-57).

Je suis noire :

- "Lui demander s'il se rend compte que je suis noire. Lui dire que ça ne m'est encore jamais arrivé. Lui dire que ma mère sautera au plafond. Lui dire que je n'ai pas besoin de ce genre de complication dans ma vie. Lui dire...
"Vous... euh... vous pensez que ça vous plairait ? avait-il insisté. Aller au restaurant et voir un film...
- Pourquoi voulez-vous faire ça ? avait-elle demandé.
- Eh bien je pense que nous pourrions passer un moment agréable ensemble."
C'était à cet instant que leur intimité avait commencé, supposait-elle.
Une intimité qui n'avait rien à voir avec protéger ou défendre leur droit à être ensemble dans ces Etats-Unis divisés par les races, rien à voir avec le fait que ce Blanc et cette Noire s'étaient trouvés, chose inimaginable, bien avant que le slogan "l'union fait la force" ne redevienne à la mode. Une intimité qui n'avait rien à voir non plus avec la peau blanche de Bert ni avec la peau noire de Sharyn, bien que chacun d'eux trouvât cette différence extrêmement attirante. Ils avaient tous les deux conscience que le terrorisme ne durerait pas éternellement, que toutes les guerres finissent tôt ou tard et qu'il y aurait toujours une Amérique où Blancs et Noirs ne pourraient être intimes qu'en oubliant d'abord qu'ils étaient blancs ou noirs."
(P. 66).

Détail de la couverture du Tome 3 avec le portrait d'Ed MacBain. Réunies, les couvertures de chaque tome forment une fresque urbaine du 87e District.

Racisme :

- "Depuis qu'un violoniste israélien avait été tué en décembre dernier par un attentat suicide, tous les habitants de la ville étaient tendus et l'épisode du World Trade Center n'avait rien arrangé. Ni ce qui était arrivé au Pentagone. Toute la nation marchait sur des oeufs. Vous repériez un type à l'air arabe, vous aviez envie d'appeler le F.B.I. Ollie détestait les Arabes autant qu'il détestait les Juifs et le monde entier : il pratiquait l'égalité des chances en matière de racisme."

L'agent Patricia Gomez :

- "Pour son premier jour de service, alors que Patricia faisait sa ronde dans son uniforme flambant neuf sur mesure, une gamine de douze ans mangeant une pomme d'amour était sortie d'une bodega au moment où deux bandes de dealers se disputant le même coin de rue avaient commencé à se mitrailler. La fillette avait été prise entre deux feux. Quand Patricia était arrivée sur les lieux, le sang de l'enfant tachait la neige fraîchement tombée et sa grand-mère la tenait dans ses bras en gémissant : "Adelia, non ! Adelia ! Adelia !" Mais elle était déjà morte.
Patricia avait trouvé cette mort insensée et absurde.
"Tu t'habitueras", lui avait dit son sergent."


Une athée :

- T'es quoi ? Une athée ?
- Exactement.
- Depuis quand ?
- Depuis qu'un curé m'a pelotée dans le presbytère quand j'avais douze ans.
- C'est même pas vrai.
- Ah non ?
- De toute façon tu peux pas rendre Dieu responsable d'un prêtre aux mains balabeuses...
- Tu sais de quoi je le rends responsable ? De tous ces dingues qui font la guerre en son nom. Qui tuent en son nom. Je connais pas d'athées qui tuent au nom de Dieu. Pas un seul."

Un dernier mot. Cela n'aura pas échappé à votre sagacité légendaire : mais tous ces extraits évitent Steve Carella. Vous savez, LE détective qui symbolise à lui seul toute la série du 87e. Je sèmerais, moi aussi, de fausses pistes ? Allez savoir...


dimanche 19 juillet 2009

P. 146. Nelson Mandela : 91 ans d'"un long chemin vers la liberté"

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Fayard, 1995 et Livre de Poche, 1996.

Certes la liberté aussi vieillit mais comme une pierre qui se taille et se lisse, avec une infinie patience, loin des musées et des salles de spectacle, malgré les vandales et leurs bottes cloutées, sans uniformes ni musique militaire.
Nelson Mandela vient d'avoir 91 ans.

Johnny Clegg : Asimbonanga (We have not seen him)

Asimbonang' u Mandela thina (We have not seen Mandela)
Laph'ekhona (In the place where he is)
Laph'ehleli khona (In the place where he is kept)

Oh the sea is cold and the sky is grey
Look across the Island into the Bay
We are all islands till comes the day
We cross the burning water

Asimbonanga (We have not seen him)
Asimbonang' u Mandela thina (We have not seen Mandela)
Laph'ekhona (In the place where he is)
Laph'ehleli khona (In the place where he is kept)

A seagull wings across the sea
Broken silence is what I dream
Who has the words to close the distance
Between you and me

Asimbonanga (We have not seen him)
Asimbonang' u Mandela thina (We have not seen Mandela)
Laph'ekhona (In the place where he is)
Laph'ehleli khona (In the place where he is kept)

Steve Biko
Asimbonanga (We have not seen him)
Asimbonang 'umfowethu thina (we have not seen our brother)
Laph'ekhona (In the place where he is)
Laph'wafela khona (In the place where he died)

Victoria Mxenge
Asimbonanga (We have not seen him)
Asimbonang 'umfowethu thina (we have not seen our brother)
Laph'ekhona (In the place where he is)
Laph'wafela khona (In the place where he died)

Neil Aggett
Asimbonanga (We have not seen him)
Asimbonang 'umfowethu thina (we have not seen our brother)
Laph'ekhona (In the place where he is)
Laph'wafela khona (In the place where he died)

Hey wena (Hey you!)
Hey wena nawe (Hey you and you as well)
Siyofika nini la' siyakhona (When will we arrive at our destination).


Nelson Mandela dans la misère, derrière les barreaux (27 ans - matricule 46664), apaisé (Montage JEA / DR).

Nous ne l'avons pas vu
Nous n'avons pas vu Mandela
A l'endroit où il est
A l'endroit où il est prisonnier

Oh la mer est froide et le ciel est gris
Regarde au-delà de l'île vers la baie
Nous sommes tous des îles jusqu'au jour
Où nous traversons l'eau en flammes

Nous ne l'avons pas vu
Nous n'avons pas vu Mandela
A l'endroit où il est
A l'endroit où il est prisonnier

Un goéland vole par-delà la mer
Je rêve d'un silence brisé
Qui a les mots pour fermer la brèche
Entre toi et moi

Nous ne l'avons pas vu
Nous n'avons pas vu Mandela
A l'endroit où il est
A l'endroit où il est prisonnier

De g. à dr. : Steve Biko, Victoria Mxenge et Neil Aggett (Montage JEA / DR).

Steve Biko (1)
Nous ne l'avons pas vu
Nous n'avons pas vu notre frère
A l'endroit où il est
A l'endroit où il est mort

Victoria Mxenge (2)
Nous ne l'avons pas vue
Nous n'avons pas vu notre soeur
A l'endroit où elle est
A l'endroit où elle est morte

Neil Agett (3)
Nous ne l'avons pas vu
Nous n'avons pas vu notre frère
A l'endroit où il est
A l'endroit où il est mort

Hé toi !

Hé toi et aussi toi
Quand arriverons-nous à notre destination ?


Enregistrement de 1999. Johnny Clegg et Nelson Mandela.

NOTES :

(1) Steve Biko (1946-1977). Leader étudiant et pacifiste. Mort en prison de violences policières (et non d'une grève de la faim comme le régime de l'apartheid tenta de l'affirmer). Sujet du film "Cry freedom" de Richard Attenborough en 1987.

(2) Victoria Mxenge (1942-1985). Avocate engagée dans la défense des droits des noirs opprimés. Arrêtée puis assassinée par les forces dites de l'ordre.

(3) Neil Aggett (1953-1982). Médecin et syndicaliste. Premier blanc d'Afrique du sud mort en carcéral après avoir été torturé par des policiers de même couleur.


Bande annonce du Cri de la liberté, R. Attenborought (1987).


vendredi 17 juillet 2009

P. 145. Daniel Cordier, une si rare sincérité

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Daniel Cordier, Alias Caracalla (1), Témoins Gallimard, 2009, 931 p.

Certes pas innocemment repris p. 140 de ce blog : Juillets de la Seconde guerre, le témoignage de Daniel Cordier promettait - pour des raisons essentielles - de recevoir un accueil unaniment enthousiaste. Cette somme éclaire de l'intérieur et sans concession les réalités des conflits aigus entre de Gaulle à Londres et les réseaux de résistance en France, entre les chefs eux-mêmes de chacune ces organisations. Loin des fresques héroïco-tartarinesques, sont décrits les manques, les faiblesses, les contraditions, les antagonismes, les miracles laïques d'une résistance ultra-minoritaire, déchirée, sans grands moyens, guettée par l'occupant et par ses collabos, minée par ses propres incohérences.

De fait, à la sortie de ce livre, les éloges justifiés sont tombés drus.

Thomas Wieder :

- "Ces 900 pages sont éblouissantes. Elles constituent l'un des témoignages les plus précis, les plus honnêtes et les plus bouleversants qui aient jamais été publiés sur la Résistance. Celui d'un homme dont le destin fut doublement exceptionnel. D'abord parce que Daniel Cordier compta parmi les tout premiers Français à rejoindre Londres, dès le 25 juin 1940, à l'âge de 19 ans. Ensuite parce qu'il fut, pendant onze mois, le secrétaire de Jean Moulin, et à ce titre la personne qui connut le mieux celui sur qui comptait le général de Gaulle pour rallier autour de lui la Résistance intérieure."
(Le Monde, 19 juin 2009).

Laurent Lemire :

- " La confidence est précise, minutieuse, jamais lassante. Pas à pas, presque jour par jour, nous suivons l'itinéraire d'un jeune bourgeois maurrassien et antisémite qui entre au service de la France libre."
(Le Nouvel Observateur, 30 avril 2009).

Maintenant que les hommages au travail de mémoire de Daniel Cordier s'espacent, il semble qu'une approche de son livre reste marginalisée par les critiques littéraires. Peut-être une volonté de garder à la résistance un aspect "image d'épinal" ?
Or, Daniel Cordier lui-même, souligne le poids de l'antisémitisme - à commencer par le sien - non seulement au sein des Forces Françaises Libres mais encore dans les rangs de résistants.

Daniel Cordier :

- "Quand je me suis décidé à raconter ma vie, je me suis dit qu'il fallait que je dise toute la vérité, sans rien cacher. Or il y a une chose dont je ne voulais pas parler, une chose affreuse, impardonnable, c'est l'antisémitisme qui était le mien à l'époque. Cela m'a pris du temps d'accepter d'en parler."
(Thomas Wieder, Le Monde, 19 juin 2009).

La suite de cette page va rassembler - sans commentaires superflus - des exemples de cet antisémitisme aussi décomplexé qu'effrayant et s'épanouissant non pas dans le camp pétainiste mais parmi des opposants au nazisme...

Dimanche 21 juillet 1940.

Delville Camp, à deux km de Cove (G-B), abrite dans ses barracks des volontaires de la "Légion de Gaulle". Ils ont fui la France de la défaite puis de Pétain. Danier Cordier est apostrophé par Léon, un jeune paysan breton :

- "Tu parles de Bécassine (...). Tu méprises les Bretons. C'est une insulte, une invention de Juifs comme toi pour ridiculiser les Bretons. Les Bretons vous emmerdent, et ils vous le prouveront.
- Je {D. Cordier} ne suis pas juif."
(P. 143).

Vendredi 25 juillet 1941.

Histoire qui circule chez les Free French d'Angleterre :

- "Dans l'armée de De Gaulle, il n'y a que des Juifs et des Bretons.
- Oui, répond l'autre, mais les Bretons sont en Libye et les Juifs à Londres.
Cette histoire, quand je la rapporte au camp, fait bien rire mes camarades (...)
Bernsten, qui lisait sur son lit voisin et connaissait mon antisémitisme, me dit avec ce sérieux où perçait son humour habituel : "Mais ton nouvel ami est juif !"
Je réagis fort mal à cette insinuation : "Comment le sais-tu ?"
- Parce qu'il s'appelle Aron (2)".(...)
Aron était un homme sensible, cultivé, sans rapport avec la racaille apatride combattue avec raison par l'Action française... Ne voulant pas me reconnaître battu, je répliquai furieux : "De toute manière, c'est mon ami."
(PP 240-241).

Samedi 22 août 1942.

Parachuté en France, Daniel Cordier est invité à dîner par la famille Moret, la première qui, à Lyon, prit le risque de le cacher :

- "Nous en sommes au dessert lorsque Mme Moret me dit affectueusement : "Charles {c'est le prénom figurant sur ma fausse carte d'identité}, je dois vous avouer quelque chose. Quand vous êtes arrivé le premier soir, mon mari et moi avons été choqués : nous avons cru que vous étiez juif. C'était pour nous une provocation inutile de la part de Londres que d'offrir ainsi des armes à la propagande allemande. Vous savez qu'elle martèle que la France libre est un repaire de Juifs qui ont fui la France pouir sauver leur vie." Peut-être mon visage révèle-t-il plus de dépit qu'il n'est convenable, car elle ajoute aussitôt : "Rassurez-vous, après quelques jours nous avons compris notre erreur : vous ne vous conduisez pas du tout comme un juif." Et tout le monde de rire, sauf moi, qui esquisse un sourire feint."
(P. 401).

Daniel Cordier en 1942 et aujourd'hui (Montage JEA / DR).

Mardi 1er septembre 1942.

Jean Cordier dîne avec son "patron", Rex {Jean Moulin}, et Georges Bidault (3) :

- "{Rex} Nous devons être prudents dans la propagande : il ne faut pas qu'on accuse le Général {de Gaulle} de faire la guerre pour les Juifs. En revanche, il faut les aider concrètement et tout faire pour s'opposer à leur déportation : en les libérant des camps de regroupement, en sabotant les transports (4), en créant des chaînes d'aide et de refuge.
- {Bidault} Théoriquement, tout le monde est d'accord, mais pratiquement, seule une infime minorité accepte de se dévouer aux causes perdues (...).
Je constate que Bidault et Rex sont d'accord sur le déshonneur du crime de Vichy, mais pas sur l'intervention des mouvements : Rex veut agir immédiatement, tandis que Bidault estime que les mouvements n'en ont pas les moyens, en admettant qu'ils en aient la volonté : "Hélas, ne vous leurrez pas : la bonne volonté se brise contre l'impuissance."
(PP 421-422).

Mardi 22 septembre 1942.

- "Schmidt (5) me demande d'héberger une nouvelle personne pour la nuit. Je me rebiffe : "Une fois suffit : c'est non !" Il m'explique qu'il s'agit d'un Juif (...). Schmidt a besoin de moi, au moins pour une nuit : "Les Juifs sont encore plus difficiles à caser que les aviateurs."
Ai-je le droit de refuser ? Que valent les règles de sécurité face au devoir ? Je finis par fixer notre rendez-vous loin de ma chambre (...).
Je ne peux m'empêcher de l'observer avant de me mettre au travail. Il ne ressemble nullement aux caricatures de Gringoire ou de Je suis partout. Où sont la bedaine, son opulence, sa morgue ? Est-ce là le type d'homme qui menace l'âme de la France ? En réalité, je n'ai jamais rencontré "le" Juif caricaturé par la haine de mes anciens amis politiques."
(PP 440-441).

Jeudi 25 mars 1943.

Sur ordre de Jean Moulin, Jean Cordier est affecté à Paris. Il aborde l'avenue des Champs-Elysées :

- "Je vois venir à moi l'un contre l'autre, un vieillard accompagné d'un jeune enfant. Leur pardessus est orné de l'étoile jaune. Je n'en ai jamais vu : elle n'existe pas en zone sud. Ce que j'ai pu lire en Angleterre ou en France sur son origine et son exploitation par les nazis ne m'a rien appris de la flétissure que je ressens à cet instant : le choc de cette vision me plonge dans une honte insupportable.
Ainsi les attaques contre les Juifs, auxquelles je participais avant la guerre, sont-elles l'origine de ce spectacle dégradant d'être humains marqués comme du bétail, désignés au mépris de la foule. Subitement, mon fanatisme aveugle m'accable : c'est donc ça l'antisémitisme !
Entre mes harangues d'adolescent exalté - "fusiller Blum dans le dos" - et la réalité d'un meurtre, il n'y avait dans mon esprit aucun lien. Je comprends à cet instant que ces formules peuvent tuer. Quelle folie m'aveuglait donc pour que, depuis deux ans, la lecture de ces informations n'ait éveillé en moins le plus petit soupçon ni, dois-je l'avouer, le moindre intérêt sur le crime dont j'étais complice ?
Une idée folle me traverse l'esprit : embrasser ce vieillard qui approche et lui demander pardon. Le poids de mon passé m'écrase ; que faire pour effacer l'abjection dont j'ai brusquement conscience d'avoir été le complice ?"
(P. 735).

Faut-il être un grand honnête homme pour avoir eu la lucidité douloureuse puis le courage exceptionnel de rédiger ces lignes ? A mettre aujourd'hui encore sous les yeux d'élèves tentés par l'extrême droite et l'antisémitisme.

Vieillard photographié sur la Judenramp à Auschwitz (Album Yad Vashem, cadrage JEA /DR).

NOTES :

(1) Daniel Cordier porta ces pseudos : "Alain", alias "Michel", alias "Bip.W".
"Caracalla" est né sous la plume de Roger Vaillant. Dans son "Drôle de jeu", il romance à peine sa relation avec Daniel Cordier auquel il attribue ce pseudo.

(2) Raymond Aron (1905-1983). S'est exilé à Londres le 24 juin 1940. Il gagna la sympathie de Daniel Cordier, alors Free French.
Resté en Angleterre jusqu'à la fin de la guerre, Aron se refusa d'appartenir au gaullisme.

(3) Georges Bidault (1899-1983). Pseudo : "Bip", "Pelletier" et "Roussin". Professeur au Lycée du Parc à Lyon quand Daniel Cordier devint secrétaire de Jean Moulin. Bidault appartenait au mouvement Combat. En juin 1943, après le drame de Caluire, il succéda à Jean Moulin pour prendre la tête du Conseil National de la Résistance.

(4) Aucun camp de concentration (et d'extermination au Struthoff), aucun convoi de déportation ne furent jamais des cibles de la résistance.
Quant à Jean Moulin lui-même, rien ne fut non plus esquissé pour tenter de l'arracher à ses tortionnaires. De plus, il avait été "donné" par un "résistant" français. On ignore toujours qui. Mais à cet égard, la lecture du témoignage de Daniel Cordier suscite l'effroi.

(5) Paul Schmidt, pseudo "Kim". Officier de liaison entre Jean Moulin et le mouvement Libération.